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A ne pas manquer ! - Page 2

  • MONIQUE BARICHELLA

    Niçoise, généreuse et lucide, Monique...

    C’était un lundi matin apparemment comme les autres, le 23 juin, il faisait beau sur la Marne.

    Altamusica affichait sous mes yeux le com5 fev 2009 NYC.JPGpte rendu donné par Monique Barichella de la nouvelle production de la Cléopatre de Massenet à l’Opéra de Marseille. Lire Monique, c’était toujours un moment de soleil. Et pas seulement par notre vieille complicité de Niçois, ou mieux encore notre complicité de « Vieux Niçois », pas forcément meilleurs que les autres, mais les seuls vrais. Nourris de moments de mémoire partagée au cours de rencontres, cours Saleya, près de l’Opéra, ou devant une socca place Garibaldi, et aussi, à Paris, lorsqu’on venait de débusquer la meilleure truchia.

    C’était un lundi matin apparemment comme les autres, le 23 juin, il faisait beau sur la Marne. A 16h, la nouvelle me parvient, Monique venait de disparaître. Une fin brutale, inattendue, qui laisse un vide immense.  Pour ceux qui la connaissaient, mais aussi sur une scène musicale qu’elle avait animée  et illuminée d’une passion généreuse mais lucide. Merci Monique. Alain Lanceron, un autre de ces Vieux Niçois et Richard Martet sauront mieux que moi trouver les mots pour nous le dire.

    Alain Fantapié (Chézy-sur Marne)

     

    La passion de l’opéra et de la vie, jusqu’au bout
    Alain Lanceron

     

    J’avais 19 ans lorsque j’ai fait la connaissance de Monique à l’Opéra de Nice,  elle en  avait 24. L’année suivante, nous nous sommes retrouvés par hasard aux Arènes de Vérone pour le fameux Don Carlo de Jean Vilar avec Placido Domingo et Montserrat Caballé. La représentation fut malencontreusement interrompue par la pluie après le «O don fatale » de Fiorenza Cossotto, ce qui fut particulièrement frustrant pour un spectacle que l’on pressentait déjà historique. Monique décida aussitôt de prolonger son séjour de deux jours pour assister à la représentation suivante et me proposa de rester avec elle, puis de l’accompagner ensuite à Bayreuth. C’est ainsi que, grâce à elle, un autre choc m’attendait quelques jours plus tard en découvrant le temple wagnérien lors d’un Vaisseau Fantôme où brillait Léonie Rysanek. Ce fut le début d’une amitié ininterrompue de près de 45 ans.

    Nice 1976 Caballé, Lanceron.jpg

    Monique avait un caractère entier, passionné, « outreboutiste ». Elle avait des emportements, des maladresses, des caprices, des exigences qui n’appartenaient qu’à elle. Elle pouvait être adorable et attentionnée, et irritante à la fois. La vie ne fut pas pour elle qu’un chemin de roses et au fil des années elle se disait s’être renforcée, caparaçonnée en quelque sorte, pour faire face aux désillusions ou plus simplement aux vicissitudes de l’existence qui, après l’avoir beaucoup atteinte, ne semblaient plus que glisser sur elle. Elle reçut néanmoins deux cadeaux inestimables : son fils Thomas, dont je suis le parrain et, depuis peu, la naissance de sa petite fille Talia, qui l’emplit d’un immense bonheur et d’une grande fierté, tout en la laissant quelque peu perplexe : grand-mère, elle ? C’est qu’elle avait gardé des manières de petite fille qui ne veut pas vieillir. Elle s’était ainsi réfugiée dans son monde à elle, celui du théâtre, du cinéma et, surtout, de l’opéra, qui remplissait sa vie : elle n’hésitait pas à assister plusieurs fois de suite à un spectacle qui la passionnait. Il est frappant de noter que, dans les deux semaines ayant précédé sa disparition, elle a vu et entendu ses 3 héros, dont elle était une amie proche : Valery Gergiev à Saint-Petersbourg, Placido Domingo à Londres et Lambert Wilson à Paris.

    Lambert.jpg

     

    Elle avait un jugement musical très sûr, celui d’une grande professionnelle et les plus grands artistes aimaient solliciter ses conseils. Elle était en même temps restée une « amateure » au meilleur sens du terme, et parfois au moins bon, aussi. Son allergie aux technologies modernes la privait de tout recours à un ordinateur ou même à un téléphone portable, ce qui compliquait régulièrement ses relations, tant personnelles que professionnelles.

    L’émotion que sa disparition a suscité dans le monde musical prouve que, contrairement à ce qu’elle pouvait parfois elle-même penser, elle était considérée comme une référence en matière d’opéra. Elle va laisser un grand vide qui ne sera pas facile à combler.

    (Alain Lanceron est président de Warner Classics et d’Erato)

     

    L’oreille, l’oeil et la mémoire
    Richard Martet

     

    Elle était l’une des figures incontournables de la presse musicale depuis près d’un demi-siècle. Passionnée d’art lyrique depuis l’enfance, Monique Barichella avait très vite commencé à rendre compte des spectacles qu’elle voyait, en particulier dans la revue Opéra, devenue Opéra International en 1977, puis Opéra Magazine en 2005,

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    à laquelle elle est demeurée fidèle jusqu’à la veille de sa disparition (ces dernières années, elle avait parallèlement rejoint l’équipe de Classica et du site altamusica).

    Grande voyageuse, Monique était partout. On l’avait vue à l’Opéra de Paris la veille, on la retrouvait le lendemain au Covent Garden de Londres, au Staatsoper de Vienne ou au Metropolitan Opera de New York, trois de ses scènes de prédilection. Jamais elle ne se lassait, écrivant souvent ses articles dans le train ou P1000054.JPGl’avion qui la ramenait de l’autre bout du monde. Elle aimait tellement le spectacle d’opéra en tant que tel, ainsi que les artistes, qu’elle n’hésitait pas à revenir voir la même production plusieurs fois au cours de la même semaine.

    Mais ce qui la rendait précieuse, c’était d’abord son oreille. Monique ne se trompait pas sur ce qu’elle entendait et savait séparer le bon grain de l’ivraie, le talent authentique de la fausse valeur montée en épingle par une campagne de promotion savamment orchestrée. Ceci valait pour les chefs comme pour les chanteurs, et ses lecteurs lui en étaient reconnaissants.

    Même chose pour le regard qu’elle portait sur les mises en scène. Entrée dans le métier à une époque où celles-ci étaient généralement tenues pour quantité négligeable, elle avait vécu la montée en puissance des « metteurs en scène rois », ceux auxquels on accorde la priorité par rapport aux chefs et aux chanteurs. Elle aimait les productions novatrices, voire iconoclastes, mais repérait très vite celles relevant de l’imposture ou du caprice.

    Surtout, Monique était une mémoire. Elle avait vu et entendu les plus grands : Callas, Tebaldi, Varnay, Mödl, Del Monaco, Corelli, Vickers, Christoff, Karajan, Solti, Böhm… et vingt fois plutôt qu’une ! C’est en les écoutant qu’elle avait formé son oreille et elle éprouvait, pour beaucoup d’entre eux, une admiration proche de la vénération. Elle vouait, par exemple, un culte à Leonie Rysanek.

    Leonie Rysanek, Elu, Cat Malfitano Dec 90.jpg

    Mais cette adoration ne l’empêchait pas de défendre, avec un enthousiasme identique, les grandes Sieglinde et Chrysothemis d’aujourd’hui, telle Eva-Maria Westbroek. Chez Monique, mémoire ne rimait jamais avec nostalgie et ses lecteurs, là encore, lui en savaient gré.

    Monique nous a quittés en quelques jours, de manière particulièrement brutale. Sa disparition laisse un grand vide, tant auprès des équipes de rédaction qui travaillaient avec elle que de tous ceux qui avaient l’habitude de la rencontrer, chaque soir ou presque, dans le hall des théâtres et salles de concert. Car elle était de ces présences que rien ni personne ne remplace. 

    (Rédacteur en chef d’Opéra Magazine)

     

    Monique Talia Avril 2014 Paris.JPG

    1. Monique, New York, 5 février 2009

    2.   2.  Montserrat Caballe, Monique et son fils Thomas, Alain Lanceron, la marraine de Monique, Nice, 1976

    3.   3. Monique et Lambert Wilson, non daté

    4.   4. Placido Domingo, Marta Domingo et Monique il y a (au moins) 45 ans

    5.   5. Les mêmes en 2011

    6.   6. Léonie Rysanek, Elu, Catherine Malfitano, Monique, déc. 1990

     7. Monique et sa petite fille Talia, avril 2014

     

    Merci à Thomas pour ses photos personnelles qui ponctuent la vie de Monique.

  • Charles Pitt

    C'charles pittétait ce qu’on appelle une figure. Une belle figure du monde lyrique. Pendant un demi-siècle on avait pu reconnaitre sa silhouette dans toutes les maisons d’opéra, nouant au fil des rencontres des liens avec les chanteurs les plus célèbres, mais aussi les talents émergents, pour lesquels il avait créé et financé une fondation.  Il avait écrit pour les revues spécialisées britanniques et françaises les plus prestigieuses –et notamment Opéra International puis Opéra magazine auquel il venait de confier un reportage sur l’Opéra de Casablanca, paru dans le numéro de décembre 2013, qui restera le dernier d’une série d’articles consacrés aux opéras du monde méconnus ou exotiques.

     

    Né le 29 octobre 1931 à Tattenham en Grande Bretagne, Charles Pitt s’était installé en France, exerçant un métier d’antiquaire qui correspondait à son goût pour les belles choses et à la sûreté de son jugement. Il  avait été élu sociétaire de l’Académie Charles Cros en 1999, l’année même où avait été entreprise une profonde transformation de notre compagnie, dans sa composition, dans ses missions, dans son mode de fonctionnement, désormais acteur culturel tout au long de l’année et non plus simple jury pour une unique manifestation annuelle de remise de prix. Il en avait accepté la charge de trésorier depuis une dizaine d’années. Généreux, fidèle en amitié, exigeant, juvénilement passionné, il tenait à ses convictions et savait les défendre avec autorité, mais à tout moment surgissait un humour qui pouvait (aussi) être dévastateur. Charles vivait en France, il en avait pris la nationalité, s’était même fait élire conseiller municipal de La Motte-Tilly, mais il était resté britannique dans l’âme, jusqu’au bout des ongles. Every inch an Englishman. Et Every inch a gentleman.

     

    AF.

  • L'Académie Charles Cros en Chine

    ... avec l'Alliance française.

     

    Entretien.

    Benguigui, Fantapié, Grands PrixAlain Fantapié, Vous êtes Président de l’Académie Charles Cros depuis 1999. Quel est le rôle de l’Académie dans la sphère musicale ?

     

    Dissipons tout d’abord un malentendu. Académie ne veut pas nécessairement dire académique. L’ Akademia des Grecs, d’où vient le mot, était le lieu où l’on se rencontrait, où l’on discutait, où l’on échangeait, et c’est bien ainsi que nous l’entendons. L’Académie Charles Cros se veut un espace de rencontre et de partage. Elle réunit un collectif de spécialistes, de toutes les formes de musique, et de la parole enregistrée, qui, tout au long de l’année, observent et analysent la vie musicale à travers le disque et l’enregistrement sonore. Nous sommes une émanation de la société civile qui veut apporter sa contribution à la vie culturelle, valoriser la création, les artistes, le travail souvent très courageux de ces acteurs essentiels que sont les producteurs et les éditeurs, soutenir aussi l’émergence des talents, le développement des carrières. Décerner des prix n’est pas une fin en soi, mais s’ils constituent une reconnaissance de ceux qui portent la culture vivante, ils doivent surtout servir de déclencheur ou d’accélérateur de carrière. C’est ainsi que, lorsque des artistes reçoivent nos prix « Coups de cœur », ils sont aussitôt soutenus par des programmations sur scène, à la rencontre du public, grâce à nos partenaires, comme la Fédération des festivals de chanson francophone, qui regroupe plus de vingt festivals de chanson française en Europe et au Canada, ou le réseau des Alliances françaises en Chine.

     

    L’Académie Charles Cros vient d’entrer dans sa 65ème année. A-t-elle changé ?

     

    lyceens.jpgPas dans ses principes, ni dans son esprit d’indépendance. Dans sa méthode de travail, dans sa dimension, oui. C’est un corps vivant, qui a dû s’adapter profondément à l’évolution de la diffusion de la musique enregistrée, et de la société. Autrefois, ses prix étaient un grand coup de projecteur une fois par an, et ensuite, c’était fini jusqu’à l’année suivante. Avec l’arrivée du nouveau siècle, elle s’est transformée. Elle est au travail toute l’année, elle s’est internationalisée – plus de 15 % de nos sociétaires actuels ne sont pas français –, elle s’est professionnalisée avec des experts associés, acteurs de la vie culturelle, qui partagent notre philosophie et notre déontologie : agir dans une logique citoyenne et un esprit de service public au service de l’enregistrement sonore, de la vie musicale, de la carrière des artistes, de l’accès du public aux œuvres et aux artistes. Ainsi, depuis dix ans, l’Académie a-t-elle souhaité étendre son champ d’action à la sensibilisation et à l’information du public, par des manifestations récurrentes, une dizaine par an, comme les « Coups de cœur » ou, opération qui s’inscrit dans la durée de l’année scolaire, le programme « Chroniques lycéennes-Prix Charles Cros des lycéens ». Il est mené, en partenariat étroit avec le Centre national de documentation pédagogique (CNDP), auprès d’environ 250 lycées en France et à l’étranger. C’est une démarche pédagogique qui vise à faire découvrir la chanson française d’aujourd’hui dans la grande diversité de ses formes d’expression musicale et linguistique ; avec le concours des enseignants comme à travers les rencontres entre les chanteurs et les élèves, la chanson se révèle un instrument de perception de la France dans sa diversité sociale et culturelle, dans ses valeurs, et de la Francophonie, avec des chanteurs des quatre coins du monde.

    A suivre ici !

     

    Propos recueillis par Rachel Blessig (Alliance française de Chine)

    Première photo : Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée à la francophonie, et Alain Fantapié, Président de l'Académie Charles Cros. Crédits : Françoise Ducastel / ACC

    Seconde photo : Pep's, Barcella, Serge Dufour et des lycéens venus remettre leur prix aux artistes. Crédits : Françoise Ducastel / ACC

     

  • Touché par la grâce

    Harvey ; ACC     Le compositeur Jonathan Harvey (*1939) est décédé mardi 4 décembre. Il avait reçu en 2009 la plus prestigieuse distinction de l’Académie Charles Cros,  le Prix du Président de la République pour l’ensemble de son œuvre, à l’occasion de la parution en 2009 de l’intégrale de ses quatuors et trio à cordes interprétés par le Quatuor Arditti chez le label AEON (AE0975). Il parlait un français parfait avec un léger accent qui colorait le velouté de sa voix, toujours à l’écoute de son interlocuteur, il fut un immense pédagogue. C’est en 1980, lors de la création de Mortuos plango, vivos voco (1980) pour sons concrets traités par ordinateur qu’il s’imposa comme un compositeur maîtrisant musicalement la synthèse via l’ordinateur. Chacun perçut celle-ci comme un chef-d’œuvre à l’égale du Gesang der Jünglinge de Karlheinz Stockhausen.

            On peut rattacher Jonathan Harvey à l’école spectrale pour sa conception du son comme entité première de l’acte de composition. Bakti pour ensemble et électronique l’imposa comme une figure tutélaire de la musique contemporaine. Composée en 1982, c’est une commande de l’Ensemble Intercontemporain. Ses dernières œuvres ont été composées pour le Festival Agora de l’Ircam, son Wagner Dream (Cyprés records CYP5624), son Quatrième quatuor à cordes avec électronique et son Speaking pour orchestre et électronique, édité également en 2010 par le label AEON (AECD1090) que l’on a pu réentendre en septembre dernier à la Salle Pleyel. Jonathan Harvey était un très grand compositeur mais c’était aussi un homme d’une très grande noblesse d’âme et de cœur.

     

    Omer Corlaix

     

  • Portrait de Jacques-Bernard Hess (1926-2011) à l'occasion de sa disparition

    Il avait été un membre historique, et longtemps l’un des piliers de notre Académie : Jacques Bernard Hess vient de nous quitter le 9 décembre 2011. Il avait été élu membre du collège Jazz et blues à la fin des années 60, où il rejoignait Lucien Malson, Frank Tenot, André Clergeat. Il y restera, avec une fidélité exemplaire à l’Académie, mais aussi aux valeurs qu’il défendait avec rigueur et conviction, jusqu’au cinquantième anniversaire de l’Académie, date à laquelle il estima sa mission parmi nous terminée. Merci à Philippe Méziat qui l’a bien connu et au site Citizen Jazz de nous avoir autorisés  à reproduire ici ce beau portrait de Jacques B. Hess.

     

     Contrebassiste de jazz, chroniqueur, traducteur (de l’anglais), enseignant, écrivain, Jacques-Bernard Hess est mort la semaine dernière des suites rapides d’une embolie pulmonaire. On le conduit vers sa dernière demeure au moment même où j’écris ces lignes, ce qui est pour moi une façon de l’accompagner quand des ennuis de santé m’empêchent d’y être physiquement. Des musiciens bordelais ont pu faire le déplacement, qui étaient avec nous le jour anniversaire de ses 80 ans : ils ont nom Cédric Jeanneau (piano) et Monsieur Gadou (guitare, trombone). Je crois savoir qu’ils vont jouer un thème d’Ellington, bien sûr, mais aussi « Good Bye Pork Pie Hat » (Jacques B. Hess a été le traducteur de Beneath The Underdog de Charles Mingus) [1] et sans doute « Crepuscule With Nellie ».

    Je n’ai pas été lié de très près à Jacques-Bernard Hess. J’ai cherché à le rencontrer dès son arrivée à Bonzac (près de Libourne) au détour des années 90, et de son côté, il lisait mes chroniques dans le journal Sud-Ouest, étonné - disait-il - de trouver en province un rédacteur capable d’écrire sur le jazz autre chose que des stupidités ou des banalités.

    Du coup, il m’a proposé de lui succéder à l’Académie du Jazz, ce que j’ai pris comme un honneur. Nous avons réalisé alors deux ou trois interventions dans des médiathèques locales, nous nous sommes retrouvés quelquefois à Bordeaux dans un restaurant indien (peut-être parce qu’il était né à Saigon, il adorait la cuisine indienne), il existait donc entre nous un lien de complicité qui n’avait pas besoin de très grande proximité pour exister. J’étais son cadet, et j’avais toujours considéré son travail d’enseignant d’histoire du jazz à la Sorbonne comme essentiel pour la reconnaissance de cette musique. Sans compter le plaisir de le lire dans ses spirituelles chroniques de Jazz Magazine et Jazz Hot. Il a aussi été un membre historique de l’Académie Charles Cros, à laquelle il a été élu à la fin des années 50. Il y rejoignait Lucien Malson, André Clergeat et Frank Ténot, et il en est resté membre pendant une quarantaine d’années jusqu’en 1997. 

    Il était venu à Bonzac prendre sa retraite après avoir obtenu de la Sorbonne l’assurance que son cours serait repris par un authentique historien du jazz, en la personne de Philippe Baudoin. Il y a vécu avec sa jeune épouse, qui devait s’absenter chaque semaine pour assurer son travail d’enseignante dans la région parisienne, et s’est donc consacré à son foyer, à l’éducation de ses deux filles (Erika et Anna), et sans doute à ses travaux de traducteur. Il me téléphonait parfois pour savoir dans quel collège il valait mieux inscrire ses filles, ou autres conseils de ce genre. J’ai toujours respecté la distance qu’il souhaitait conserver dans les rapports humains, distance qui n’empêche nullement la communication, l’échange, l’enrichissement réciproque.

    Jacques était un homme d’assez grande taille (1,76 m), plutôt mince. Il avait été emprisonné au camp de Buchenwald pendant la Deuxième Guerre mondiale, et en était sorti en 1945 pesant 34 kg [2]. Portant lunettes et moustache, visage plutôt allongé, il aurait pu figurer de façon très convaincante dans des films des années 30/40 aux côtés des meilleurs seconds rôles de l’époque (Raymond Bussières, Carette) par son côté irrésistiblement sérieux et rieur à la fois. Je crois qu’un des traits essentiels de sa personnalité résidait dans cette manière d’associer en permanence l’ironie (et donc la distance) et la gravité concernant les choses sur lesquelles on ne transige pas : les mots, par exemple. Il avait une voix timbrée de façon étrange, avec un petit accent qui semblait provenir à la fois de ses ascendances alsaciennes et de sa fréquentation des musiciens américains. C’est cette fréquentation qui lui permettait de saisir le sens de nombreuses formules à double sens, et qui lui donnait ce talent très recherché de traducteur.

    Sans doute facilement blessé, comme tout les sujets à la fois exigeants et lucides, par la difficulté de confronter les valeurs et la réalité du monde, il se protégeait un peu dans sa retraite de Bonzac. N’ayant jamais cherché à forcer sa pudeur, je n’ai donc aucune anecdote particulière à rapporter concernant sa vie de musicien, de critique ou d’enseignant. Il ne me serait même pas venu à l’idée d’aller l’interroger… Au moins suis-je d’accord avec André Clergeat (auteur de la notice qui lui est consacrée dans le Nouveau Dictionnaire du jazz, page 587) pour confirmer que le grand événement de sa vie de contrebassiste aura été le remplacement au pied levé, pour une tournée européenne, de celui qui tenait ce poste dans l’orchestre de Duke Ellington. « Ne t’inquiète pas », lui aurait dit Sam Woodyard au moment où il devait rentrer sur scène sans savoir au juste ce qui serait joué, « nous jouons toujours plus ou moins des morceaux marqués par le blues ».

    Sa carrière de musicien s’est faite auprès de pianistes français (Claude Bolling, Jack Diéval), mais il fut aussi recherché pour des tournées avec Bud Powell et Barney Wilen [3]. On peut le voir et l’entendre dans de nombreuses sessions enregistrées ou filmées aux côtés de Jack Diéval, dans le cadre des émissions « Jazz aux Champs-Elysées », et il a parcouru l’Europe avec cette formation. Au point qu’un des disques très recherchés aujourd’hui, et sur la pochette duquel on le voit en photo, est le 25 cm enregistré en Yougoslavie avec Jack Diéval (p), Art Taylor (dm), François Jeanneau (ts) et Bernard Vitet (tp). Quelle formation ! Il a participé à la dernière séance d’enregistrement d’Eric Dolphy, à Paris, le 11 juin 1964, aux côtés du saxophoniste, clarinettiste et flûtiste et de Jack Diéval (p), Donald Byrd (tp), Nathan Davis (ts) et Franco Manzecchi (dm). Encore une rareté…

    Jacques ne cherchait guère à s’exprimer en solo, il avait le plus grand souci du tempo et le maîtrisait si bien que l’on comprend que sa présence ait été recherchée. C’est bien conforme à ce qu’il était, à la fois présent et sérieux dans le travail, mais discret, acceptant très bien de rester au second plan.

    L’enseignant, le critique, le traducteur, l’écrivain (j’ai longtemps hésité à employer ce mot, qu’il aurait accepté quand même en souriant parce que nous manquons d’un autre terme pour désigner une activité d’écriture qui ne se rengorge pas d’elle-même) furent au diapason du musicien. Il faudra donc rendre justice à ses chroniques [4], et il serait bon de rééditer son livre sur le ragtime, dédié à ses amis Lucien Malson et Frank Ténot [5], un modèle de concision et de précision qui peut être lu avec profit par les musiciens comme par les musicologues et les amateurs. L’enseignant a laissé de très nombreux textes sur l’histoire du jazz, excellents et tout à fait d’actualité aujourd’hui encore. On les trouvera dans le Larousse de la Musique et surtout dans L’histoire de la musique occidentale, publié sous la direction de Brigitte et Jean Massin.

    Jacques B. Hess avait le sens de la concision, ses informations étaient de première main puisqu’il pouvait accéder aux textes publiés aux USA [6]. Il a donc inauguré, par ses exigences « scientifiques » la lignée actuelle des musicologues enseignants, de Vincent Cotro à Laurent Cugny en passant par Philippe Gumplowicz.

    Je vais lui donner la parole. Voici ce qu’il écrit page 1109 du livre de Brigitte et Jean Massin à propos de la définition du jazz. « De toutes les définitions proposées, il nous semble que la meilleure est celle du musicologue américain Marshall Stearns : « Le Jazz est la résultante du mélange, pendant trois cents ans, aux Etats-Unis, de deux grands traditions musicales, celle de l’Europe et celle de l’Afrique de l’Ouest ». Cette définition – ajoute J.B. Hess – est à la fois précise et riche en informations. Elle pose la question en termes de lieu, de durée, de télescopage culturel et, en filigrane, de conflits – ceux qui opposèrent, qui opposent toujours les noirs aux blancs ». Voilà pour le sérieux.

    Pour le sourire, voici la conclusion de son texte d’annonce et d’intention concernant son cours d’histoire du jazz à l’Université de Paris-Sorbonne, qui lui avait été demandé par Jacques Chailley, fondateur de l’UER de Musique et Musicologie : « Nous sommes conscients, ici, d’avoir, à des degrés divers, une grande responsabilité. Dans cette histoire du jazz, nous occupons une place privilégiée. Alphonse Allais écrivait : « On aura beau dire, mais plus on ira, moins on verra de gens qui ont connu Napoléon. » On peut dire la même chose du jazz : plus on ira, moins on connaîtra de gens qui ont connu Louis Armstrong, Charlie Parker, John Coltrane. Cela nous oblige à une grande humilité, et à une grande exactitude dans la transmission du savoir dont nous sommes, à des degrés divers, dépositaires. »

    Écoutons donc, comme il se doit, « Goodbye » de Gordon Jenkins. So long Jacques…

    Philippe Méziat

     

    [1] Moins qu’un chien, éd. Parenthèses.

    [2] Cf. lien en note vers une émission de radio sur le site de l’INA, consacrée à la question des « gros », des « maigres » et de la faim, où on l’entend longuement parler de ce moment de sa vie.

    [3] Il en parle dans un impayable entretien télévisé avec Thelonious Monk dont je donne le lien en notes, au cours duquel il ne parvient à tirer de l’auteur de « ’Round Midnight » que des borborygmes !

    [4] Anna les a compilées, il faudra les éditer car elles sont au moins aussi judicieuses, drôles et intéressantes que celles de Boris Vian.

    [5] PUF, coll. « Que sais-je ? ».

    [6] Je rappelle qu’en France, on a longtemps traité ces documents par le mépris sous le prétexte infondé que les « Américains » ne s’intéressaient pas au jazz, ce qui est faux mais aura permis à quelques malins d’écrire des pages et des pages sans citer leurs sources

     

    http://www.citizenjazz.com/Jacques-Bernard-Hess-1926-2011.html